Publié le 22 juillet 2019
Maîtresse de conférences en psychologie de l'orientation et "chercheuse engagée" sur les questions sociales depuis 40 ans, Françoise Vouillot nous livre son regard sur l'orientation scolaire des jeunes filles, l'origine des stéréotypes de sexe et ses propositions de mesures pour faire bouger les lignes.
Pouvez-vous nous décrire votre parcours professionnel ?
J'ai fait une thèse sur la psychologie de l'orientation, qui s'intéresse aux processus d'élaboration des projets scolaires et professionnels. Au tout début de ma carrière, j'ai été conseillère d'orientation en Seine-Saint-Denis, pendant 4 ans. J'ai ensuite intégré l'Institut National d'Etudes du Travail et de l'Orientation Professionnelle (INETOP) du CNAM, où j'ai débuté ma carrière d'enseignante et de chercheuse.
J'ai aussi été sollicitée pour participer à des comités de pilotage au Ministère de l'Education nationale et en tant que chargée de mission au cabinet de Ségolène J'ai été membre du Haut Conseil à l'Egalité entre les femmes et les hommes depuis sa création, en 2013 jusqu'en 2019, et j'ai été nommée Présidente de la Commission "Lutte contre les stéréotypes sexistes et la répartition des rôles sociaux", durant le second mandat.
D'où vous est venu votre intérêt pour l'orientation et les stéréotypes de genre ?
Je me suis très vite intéressée aux différences/inégalités entre les filles et les garçons. C'est à ce moment-là que la question de l'orientation des filles m'a interpellée. Très jeune, déjà, je ne comprenais pas pourquoi il y avait des comportements, des activités, des métiers pour les filles et d'autres pour les garçons. Je trouvais cela très injuste.
Quel est votre regard sur l'orientation scolaire des filles et des garçons actuellement ?
Dans les voies professionnelles, l'orientation scolaire est toujours très genrée. Les filles se dirigent majoritairement vers les métiers du secrétariat ou de la petite enfance, tandis que les garçons vont vers les métiers de la mécanique ou du bâtiment.
D'où viennent, selon vous, ces choix d'orientation très genrés ?
Au départ, il y a le genre qui désigne un système de normes de masculinité et féminité, c'est-à-dire ce que doivent être et faire les filles et les femmes, les garçons et les hommes. C'est ce que l'on appelle les rôles de sexe. Le fondement du problème se situe là : dès la naissance, les petites filles et les petits garçons sont exposés à ce système de normes, dans lequel les parents éduquent leurs enfants comme une petite fille ou comme un petit garçon de leur culture, de leur milieu social, de leur territoire.
Ces injonctions à la masculinité et la féminité commencent dans la famille, par la manière dont les parents se comportent avec eux, comment on les habille, à quelles expériences on les expose, leurs jeux… Très vite, les petits enfants vont apprendre à se comporter "comme une fille" (par exemple, lorsqu'elles vont pleurer après une chute) ou "comme un garçon" (par exemple, en leur interdisant de pleurer, pour ne pas être considéré "comme une fille"). Ils vont ainsi comprendre ces règles de la masculinité et de la féminité, et mettre en œuvre ces normes, pour une grande majorité d'entre eux.
Quelle est la différence entre les rôles de sexe et les stéréotypes de genre ?
Les rôles de sexe démontrent ces normes de masculinité et de féminité. Les stéréotypes sont, quant à eux, des représentations très schématiques et globalisantes, qui concernent les caractéristiques et les comportements des membres d'un groupe qui a été catégorisé. Les stéréotypes concernent des caractéristiques psychologiques et des comportements d'un groupe de personnes. Ces stéréotypes servent à légitimer les rôles de sexe.
Par exemple, on considère qu'il est tout à fait normal que les métiers de la petite enfance intéressent les femmes, parce qu'elles sont - et là on va chercher un stéréotype - douces, empathiques, donc soi-disant mieux programmées que les garçons pour s'occuper des enfants.
Quelles sont les conséquences de ces rôles de sexe sur l'orientation scolaire ?
Les choix d'orientation nous impliquent énormément sur le plan identitaire et psychologique. Qu'est-ce que j'ai envie de devenir, à mes propres yeux, mais aussi aux yeux et au jugement des autres ? Au moment où ces choix d'orientation devront être rendus publics, l'adolescent.e., qui est alors en plein changement de métabolisme, va devoir exprimer son degré de conformité ou de transgression par rapport au système de normes qui la/le caractérise, d'abord en tant que fille ou garçon, puis vis-à-vis de sa classe sociale, l'endroit où elle/il habite…
Comment et à quel moment apparaissent les stéréotypes de genre chez les enfants ?
Nous sommes très vite confronté.e.s à ces stéréotypes dès la petite enfance. On entend très souvent dans la bouche des parents : "Les filles, ce n'est pas pareil que les garçons", "Les garçons sont plus durs, plus indépendants", "Les filles se chamaillent tout le temps, sont un peu chipies", etc. Les enfants entendent ces stéréotypes, mais ils ne les perçoivent pas comme tels. Ce sont pour eux des modèles à suivre. Cela renvoie aux rôles de sexe, sur ce que doivent être et faire un petit garçon "normal" au masculin ou une petite fille "normale" au féminin.
Comment ces stéréotypes vont-ils ensuite influencer le développement d'un enfant ?
Pour des soucis de construction identitaire harmonieuse, c'est-à-dire pour devenir la petite fille et la femme que tout le monde souhaite qu'elle devienne, ou réciproquement pour les jeunes garçons, les enfants vont intégrer ces stéréotypes et faire marcher les rôles de sexe.
Il est, par exemple, tout à fait normal que les petites filles comme les petits garçons jouent avec un poupon, lorsqu'ils sont petits, car elles/ils sont intéressé.e.s par ce qui leur ressemble (un bébé) et ce qu'elles/ils voient autour d'elles/eux. Le développement des petits enfants passe par l'imitation et elles/ ils imitent ce qui leur est proche. Cela dit, on va encourager les petites filles dans cette voie-là, alors que les garçons vont en être rapidement détournés.
Pourquoi, selon vous, les filles sont moins nombreuses que les garçons à s'orienter vers des formations scientifiques ou techniques ?
Les intérêts des filles et des garçons se fabriquent très tôt. Lorsque l'on prive les petites filles de certaines expériences et apprentissages, à travers ce que l'on appelle à tort des "jouets de garçons", qui permettent, par exemple, de développer des compétences cognitives d'inventivité, de représentation dans l'espace en 3 dimensions, etc., ces mêmes compétences qui seront ensuite utilisées dans les filières scientifiques et techniques, il ne faut alors pas trop s'étonner de leur manque d'intérêt et donc de leur faible présence dans ces formations, quelques années plus tard…
Comment peut-on expliquer ce manque d'intérêt ?
En général, nous avons des intérêts pour un domaine, un projet de formation, dans lequel nous nous sentons capables de nous engager. C'est ce que l'on appelle le sentiment d'efficacité personnelle* (ou de compétences), c'est-à-dire le fait de se sentir capable de réaliser telle ou telle tâche ou activité. Les garçons se sentent en moyenne plus compétents que les filles dans les matières scientifiques et techniques, et inversement pour les filles, en ce qui concerne les domaines du social ou les filières littéraires.
*Le sentiment d'efficacité personnelle est un concept développé par Albert Bandura (voir la rubrique « Pour aller plus loin », en bas de cette page).
D'où viennent ces sentiments de compétence ?
Ces sentiments de compétences, qui sont pour la plupart très sexués, se fabriquent par la socialisation et l'éducation, à la maison, dans les lieux de socialisation de la petite enfance, à l'école, tout au long de notre développement. C'est la raison pour laquelle, au moment de l'adolescence, il y a des domaines qui n'attirent pas les filles, car on a tout fait depuis qu'elles sont nées pour que cela ne les intéresse pas ! Il est donc paradoxal qu'au moment des choix d'orientation on les exhorte à s'intéresser à des domaines et des activités professionnelles, dont on leur a donné auparavant l'image de domaines et métiers "masculins".
Quelle(s) mesure(s) préconiseriez-vous pour faire bouger les lignes ?
Si je ne devais retenir qu'une seule mesure, ce serait la formation de tous les personnels de l'éducation, dès la crèche et a fortiori dès la maternelle, qui vont participer à l'éducation, à la socialisation, au développement des enfants. Il faudrait qu'elles/ils soient formé.e.s à ne plus transmettre aucun stéréotype, qu'elles/ils prennent conscience de l'existence du genre, des normes de masculinité et de féminité, de ces rôles de sexe dont elles/ils sont imprégné.e.s malgré elles/eux. Il faudrait aussi que l'on ajoute dans les programmes scolaires des séquences d'éducation à l'égalité entre les filles/femmes et les garçons/hommes.
Que pensez-vous de l'absence de figures de femmes dans les manuels scolaires ?
Par exemple, la contribution des femmes aux mathématiques depuis l'Antiquité, a été complètement effacée. Si les filles pouvaient apprendre que des femmes ont élaboré des notions mathématiques, que c'est une femme qui a traduit l'œuvre de Newton – Emilie du Châtelet -, que de nombreuses découvertes et inventions ont été faites par des femmes, etc., les garçons changeront peut-être de point de vue sur la soi-disante « nullité » des filles dans ces domaines, et les filles comprendront peut-être qu'elles peuvent elles aussi emprunter cette voie. Il y a toujours eu une invisibilité du rôle des femmes dans le développement des savoirs, de la culture et des civilisations, ce qui est très regrettable !
Que pensez-vous de l'action d'Elles Bougent qui, depuis bientôt 15 ans, œuvre pour sensibiliser les collégiennes et lycéennes aux formations et carrières scientifiques et techniques ?
Les actions menées par l'association Elles Bougent et son réseau de marraines permettent d'ouvrir des perspectives aux jeunes filles en leur montrant des modèles de femmes, qui font des formations et exercent des métiers traditionnellement perçus comme "masculins. Cela permet des processus d'identification, qui alimentent les sentiments de compétences (si elle le fait, alors pourquoi pas moi ?) nécessaires pour déclencher un minimum d'intérêts pour ces formations et ces métiers. Cela permet aussi aux garçons de réaliser que des filles et des femmes peuvent tout à fait faire ce qu'ils font !
Par ailleurs, cela permet aussi aux filles comme aux garçons de réaliser la contribution des femmes au développement des connaissances et des innovations dans les domaines scientifiques et techniques. Ainsi, les actions menées par l'association Elles Bougent et son réseau de marraines contribuent à lutter contre les effets des stéréotypes de sexe, à promouvoir la mixité et donc l'égalité.